Numéro 21 : L'utopie


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Argument sur l'utopie


Cartographier le nulle-part, s'ingénier à programmer l'impossible, donner une fable à l'ineffable : l'utopie est tout à la fois un genre littéraire, l'expression d'un idéal, un mode de penser du possible. Lorsque Thomas More forge pour la première fois, en 1516, le terme utopia, ce toponyme ne désigne pas seulement une île imaginaire, il légitime une aspiration à l'eutopia, au bonheur comme tâche concrète à entreprendre soi-même plutôt qu'à escompter de la Providence. L'utopie prolonge les rêves d'un âge d'or, d'une terre promise, d'une Jérusalem céleste. Entre désespoir du passé et espérance de l'au-delà, les mythes nostalgiques du paradis perdu et les religions de l'avenir posent de prime abord le problème de l'indicible, comme le remarque Ambroise de Milan, maître d'Augustin : « Comment donc pourrons-nous résoudre la question du lieu du paradis, que nous n'avons pu voir ? Et si même nous l'avions vu, il serait interdit de le notifier aux autres. Si Paul pour sa part redoute l'orgueil résultant de ses sublimes révélations, combien plus devons-nous craindre une recherche trop intéressée d'un objet dont la divulgation ne va pas sans péril. » (Cité par Jean Delumeau dans Que reste-t-il du Paradis ?) L'utopie est donc la transgression de cet indicible. La pertinence d'un nouvel examen de l'utopie consiste par conséquent à braver cet interdit, à réactiver et à renouer avec l'entreprise humaniste, littéraire, philosophique de la Renaissance. Comment et pourquoi passe-t-on de la nécessité d'attendre la perfection à sa fictionnalisation ? En ce sens, l'art lui-même serait-il intrinsèquement utopique et pourvoyeur de monde parfait possible ou bien un tel art utopique ne serait-il qu'une esthétique palliative, qu'un art de la consolation ? L'utopie libère-t-elle du réel ou bien n'est-elle qu'enfermement ou que fuite dans l'imaginaire par incapacité à voir les choses telles qu'elles sont ?

Il convient de réévaluer l'utopie. Aussi chimérique soit-elle, l'utopie n'est ni insensée ni sans force. Elle mobilise une puissance de l'imagination mais d'une imagination rationnelle, et, plus encore, une puissance d'action ainsi qu'une puissance d'analyse d'une conscience critique pointant les dysfonctionnements d'un état de fait. L'utopie n'est pas qu'un rêve fantaisiste, elle a au contraire la manie du détail exact. Elle se définit, selon la formule de Fourrier (Théorie de l'unité universelle), comme « alliance du merveilleux avec l'arithmétique ». L'utopie n'est pas pure lubie, elle est réaliste dans les moindres détails de son plan. Thomas More précise, par exemple, dans Utopia le nombre de villes, la surface précise des terrains à cultiver entre chacune d'elles et jusqu'aux nombre de portes d'entrée de chaque maison. Dans cette extrême minutie du détail, l'utopie a quelque chose de délirant, précisément par excès de rationalité.

L'utopie a ses attraits. Il ne s'agit pas, ou pas seulement, de son anticipation de la perfection, de ses valeurs d'égalité et de solidarité sociale, ce que l'histoire s'empresse de trahir et de démentir. Comme l'étudie Ricour (Idéologie et utopie) après Mannheim, l'utopie fait pendant à l'idéologie. Elle permet plus globalement un équilibre politique nécessaire à la cité : que serait un peuple sans aspiration, sans projet politique, sans idéaux ? La fonction régulatrice de l'utopie est aussi utile que la fonction conservatrice de l'idéologie, qui assure à la communauté politique son identité. L'une sans l'autre dégénérerait en fanatisme. En effet, l'utopie a aussi sa férocité. Son outrance rationnelle aboutit à un dirigisme exacerbé qui se révèle en particulier dans sa réglementation de l'individuel et de l'intime. Rien d'anodin à ce que l'eugénisme se retrouve déjà chez le premier prédécesseur des utopistes qu'est Platon. Non seulement l'eugénisme de la République inspire Thomas More, lequel impose dans Utopia l'âge et même le choix des partenaires dans les couples. Mais en la matière, l'autoritarisme côtoie le saugrenu, notamment Campanella, dans La Cité du Soleil, n'autorise l'accouplement qu'après la digestion et la prière. Cependant, peut-être faut-il distinguer deux types d'utopies ? Ainsi, Candide et son Eldorado, parce qu'il la caricature et en critique les risques, n'est qu'une fausse utopie devançant les contre-utopies. Avec une sentence qui deviendra proverbiale, Voltaire affirme dans un conte moral que le paradis donne mal au cour et que « le mieux est l'ennemi du bien » (La Bégueule). Or, il existe un attrait inattendu de la fausse utopie, à l'instar de ce qu'explique Cioran : « Les seules utopies lisibles sont les fausses, celles qui, écrites par jeu, amusement ou misanthropie, préfigurent ou évoquent les Voyages de Gulliver, Bible de l'homme détrompé, quintessence de visions non chimériques, utopie sans espoir. Par ses sarcasmes, Swift a déniaisé un genre au point de l'anéantir » (Histoire et utopie). La vraie utopie est déni du tragique de l'histoire, elle devient totalitaire à partir du moment où elle cherche à rendre le bonheur obligatoire, aux dires de Cioran dans sa préface au Prince de Machiavel. Dans le sillage des fausses utopies, les contre-utopies de Zamiatine, d'Huxley, d'Orwell, de Capek et de tant d'autres, mettent en lumière les dangers de l'utopie, spécialement les conséquences de son totalitarisme, y compris dans les aspects les plus personnels de la vie des individus. De même, derrière les bons sentiments de Fourrier et de Godin, le phalanstère et le familistère nourrissent une proximité structurelle avec la prison panoptique de Bentham, même si Foucault (Surveiller et punir) insiste pour ne pas réduire l'utopie de l'enfermement parfait à une architecture uniquement onirique, en vertu de la réalité de son mécanisme de pouvoir. Mais jusqu'où la cité idéale ne ressemble-t-elle pas à une prison habitée d'êtres uniformes, parfaitement disciplinés, privés de vie personnelle ?

Plus fondamentalement, l'utopie procède d'un certain esprit prophétique, du moins, comme l'a montré Eliade dans La Nostalgie des origines, l'utopie est empreinte de messianisme et d'eschatologie, elle s'apparente à une laïcisation du millénarisme, comme l'illustre Les Fanatiques de l'apocalypse de Norman Cohn. L'utopie n'est-elle que la recherche d'une histoire primordiale ou bien l'héritage sinon le dévoiement d'une hérésie, ou bien encore, serait-elle plus généralement le substitut moderne de la religion comme l'estime Louis Rougier (Du Paradis à l'utopie) ? Quoi qu'il en soit, derrière son image radieusement optimiste, l'utopie plonge paradoxalement ses racines dans une angoisse primordiale et apparaît comme la conjuration d'une certaine hantise du temps, de la fin du temps. À l'aune de cet horizon théologico-politique, c'est bien cette face sombre et apocalyptique de l'utopie qu'évoque Dostoïevski, pourfendeur d'un « paradis sur terre » (L'Idiot) qui ne peut être qu'un enfer humain, à travers ses critiques tant du « palais de cristal », métaphore du socialisme utopique de Tchernychevski, que de la « Légende du Grand Inquisiteur », parabole vilipendant le césaro-papisme. L'utopie a quelque chose de sublime au regard de la grandeur de son messianisme, mais elle possède également quelque chose de terrifiant par son eschatologie.

C'est à ce réexamen des différentes facettes antagonistes de l'utopie et de ses multiples variantes conceptuelles (uchronie, dystopie, hétérotopie.), d'un point de vue aussi bien littéraire ou philosophique, qu'historique ou politique, qu'invite le n° 21 de la revue Alkemie.

Aurélien Demars




Mots-clefs : littérature, philosophie, métaphore et concept, le fragmentaire, l'autre, le rêve, le vide, Cioran, la solitude, le mal, l'être, le destin, le bonheur, les mots, le silence