Numéro 16 : Le paradoxe

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alkemie le paradoxe



Argument sur le paradoxe


Peut-on dire, sans se méprendre absolument, que le paradoxe n'est qu'une double contradiction, c'est-à-dire une contradiction dont la contraposée est aussi contradictoire ? Le mot que le chinois possède pour dire à la fois « contradiction » et « paradoxe » est conforme à ce raccourci et renvoie à un contentieux aussi vieux que la pensée elle-même, celui qui oppose l'absurde à la raison ; en effet, máo dùn signifie littéralement javelot-bouclier, où l'union des antagonistes, empruntés à la parole millénaire de Han Fei, reflète admirablement la consubstantialité des contraires dans l'opposition problématique entre la pointe qui perce tout écu et l'écu qui protège de toute pointe, comme s'il fallait montrer, en guise de précaution liminaire, que nous sommes en présence d'une arme à double aspect, ici offensive, là défensive, dont l'usage concomitant se traduit aussitôt par une neutralisation réciproque.
La notion même de paradoxe est en soi contradictoire, sans doute parce qu'on le veut à la fois ludique et embarrassant, tel un casse-tête ou une énigme, et le fait de l'avoir qualifié de « jeu de l'esprit » lui a longtemps valu de figurer parmi les choses légères, les facéties du langage ou les plaisanteries mondaines - jusqu'au jour où l'on a admis l'importance capitale du rapport qu'entretenaient certains paradoxes avec des problèmes mathématiques de premier ordre dont le traitement imposait une réfutation préalable.
Gracián disait des paradoxes qu'ils sont des « monstres de la vérité ». L'étymologie nous avertissait déjà d'un risque : « hors du dogme », le paradoxe s'inscrit dans la marginalité, dans le conflit. Il est versatile, protéiforme, s'adapte à tous les contenus et survit aux torsions les plus sévères. Sa résistance au rationalisme est parfois surprenante. Les apories de Zénon ayant trait à la granularité du temps en fournissent un précédent fameux ; il faudra attendre le XXe siècle pour entrevoir les prémisses de leur résolution. Par transversalité, le paradoxe couvre tous les domaines où la logique est susceptible d'être contrariée, des sciences exactes aux sciences humaines, en passant par l'économie, la sociologie ou la psychologie. En art, les audaces du surréalisme, les visions de Magritte, de Dalí, les « figures indécidables » de Penrose ou d'Escher démontrent qu'une aberration de l'esprit peut tout à la fois stimuler l'inspiration créatrice et engendrer d'authentiques désordres de la perception. Ces bizarreries, si proches du langage de la maladie mentale, trouvent leur prolongement naturel dans la littérature de l'imaginaire où les exemples sont légion.
Coercitif et aporétique (en imposant toujours une double assertion inacceptable), subversif et non-conformiste (en marge de l'opinion commune), comminatoire (en menaçant d'effondrement tout système de valeurs), anatreptique et éristique (dans le démenti perpétuel du vrai), perturbant (en instillant le malaise et le désordre), éthique (en révélant des morales profondes), esthétique (dans l'art ou la poésie), heuristique (nécessaire à la recherche fondamentale)… Voici, sans exhaustivité, quelques-unes des propriétés que nous pouvons annexer à notre thème. Mais il en est une, au-dessus de toute autre, à laquelle nous devons le bien-fondé de cet appel à contribution : le pouvoir de suggestion.

Marc BONNANT




Mots-clefs : littérature, philosophie, métaphore et concept, le fragmentaire, l'autre, le rêve, le vide, Cioran, la solitude, le mal, l'être, le destin, le bonheur, les mots, le silence